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Dans le Donbass, un fossé invisible se creuse entre militaires ukrainiens et des civils accusés « d’attendre les Russes »

Un fossé invisible se creuse juste derrière les lignes ukrainiennes, à mesure que l’armée russe transforme champs, forêts et villes du Donbass en paysage lunaire. Le supplice subi par la population locale dure depuis 870 jours, et la méfiance s’installe entre les rares civils s’accrochant à leurs demeures et les militaires, de plus en plus nombreux à prendre leurs quartiers dans des maisons abandonnées ou louées aux propriétaires en fuite.
Boris, un officier ukrainien de 52 ans, responsable divisionnaire du soutien psychologique et moral, au sein de la 59e brigade motorisée, est persuadé que « 90 % des civils qui restent terrés dans leurs maisons bombardées sont des prorusses ». N’étant pas autorisé à parler aux médias, pas plus que les autres militaires cités dans l’article, l’officier en tenue de camouflage demande que son identité ne soit pas révélée. Il s’est choisi « Johnson » comme nom de guerre, en référence à l’ancien premier ministre britannique, avec lequel il ne présente aucune ressemblance.
Au volant de son puissant 4 × 4 repeint couleur kaki, l’officier grisonnant fonce sur une route cabossée du Donbass. Il reste deux virages, et la route bordée par un sous-bois dense débouche sur Hirnyk, cité minière qui comptait dix mille habitants avant l’invasion russe. Juchée sur une colline située à 10 kilomètres des positions russes, la ville est fréquemment visée par des tirs. Hirnyk domine une plaine où l’on distingue, à travers la fumée des combats, les contours de Donetsk, autrefois capitale régionale, tombée sous contrôle russe en 2014.
« Aucune personne normale ne peut supporter une violence pareille, s’émeut Boris, qui est originaire de Vinnytsia, dans l’ouest du pays. Tous les gens normaux sont partis depuis belle lurette. Ceux qui restent attendent les Russes, je ne vois pas d’autre explication. » Une chose le fait sortir de ses gonds : voir des enfants dans cet enfer. « Comment des parents peuvent-ils leur infliger ça ? » Il se remémore un incident récent, lorsqu’un gamin de 12 ans lui a brandi un doigt d’honneur dans la rue, devant ses copains. « Je n’ai aucun doute sur les opinions de ses parents. »
Sa voiture fait une embardée, évitant de justesse un nid-de-poule assez profond pour fracasser un châssis de Lada. A cette distance des lignes russes, il est prudent de tendre l’oreille pour déceler un drone ou un début de bombardement, mais Boris met la radio à fond pour appuyer son propos. Il balaie les fréquences FM. Une dizaine de stations se succèdent. Toutes passent de la musique de variétés russe ou soviétique (interdite sur les ondes ukrainiennes), sauf deux : Radio Respoublika, diffusant en russe, de Donetsk, des informations pro-Kremlin, et une station non identifiée, sur laquelle on discerne, malgré le grésillement, quelques mots en ukrainien, bientôt supplantés par une tonitruante chansonnette russe. « L’ennemi a gagné la bataille des ondes. Ici, on est déjà occupés par la propagande russe. Télé ou radio, c’est pareil », peste Boris « Johnson ».
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